4.
J’ai appelé Johnson à Hollywood et il a été content d’avoir de nos nouvelles. « Ça fait un bail qu’on ne s’est pas vus, Ed. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir ?
— J’ai besoin de gens qui sachent lire sur les lèvres. Et je les veux pour avant-hier, comme vous dites à vos gars.
— Des gens qui sachent lire sur les lèvres ? Vous êtes dingue ? Qu’est-ce que vous voulez en faire ?
— Vous cassez pas la tête pour ça. J’en ai besoin, c’est tout ! Êtes-vous en mesure de me les trouver ?
— Qu’est-ce que j’en sais, moi ! C’est pour quoi faire ?
— Je vous ai simplement demandé si vous pouviez m’en trouver. »
J’ai senti une incertitude dans sa voix. « Vous bossez trop. J’ai l’impression que ça finit par vous porter sur la cervelle.
— Si vous le prenez comme ça…
— Du calme ! Je n’ai pas dit que c’était impossible. Pour quand les voulez-vous ? Et combien ?
— Mieux vaudrait prendre la liste par écrit. Vous y êtes ? Il me faut des gens qui sachent lire sur les lèvres les langues suivantes : anglais, français, allemand, russe, chinois, japonais, grec, flamand, hollandais et espagnol.
— Ça va pas, Ed Lefko ! Qu’est-ce que vous attendez pour vous faire soigner ? »
Je reconnais qu’il y avait de quoi s’interroger. « J’y songerai peut-être, mais en attendant j’ai absolument besoin de spécialistes dans chacune de ces langues. Et si par hasard vous tombez sur des gens qui aient les mêmes aptitudes dans d’autres langues, restez en contact avec eux. Ils me seront peut-être utiles. » Je pouvais l’imaginer assis devant son téléphone, hochant la tête d’un air consterné. Pauvre Lefko ! Fou à lier ! Si jeune et déjà bon pour l’asile ! « Vous avez entendu ce que je vous ai dit ?
— Oui, j’ai entendu. Mais si c’est une blague…
— Je suis tout ce qu’il y a de plus sérieux. »
Là-dessus, il s’est franchement mis en rogne. « D’où je vais les sortir, moi, vos oiseaux rares ? De mon chapeau ?
— Ça, c’est votre problème. Je vous suggère de commencer vos recherches par l’institut d’orthophonie le plus proche. »
Il n’a rien répondu et j’ai ajouté : « Maintenant, collez-vous bien ça dans le crâne : je ne suis pas en train de blaguer. Je me fiche pas mal de la façon dont vous allez vous y prendre et de l’argent que vous allez investir mais je veux que nos spécialistes soient à Hollywood lors de notre arrivée. Ou du moins je veux les savoir en route.
— Quand comptez-vous venir ? »
Je n’étais pas encore fixé, lui ai-je dit. « D’ici un ou deux jours. Nous avons encore des détails à régler. »
Il a pris le ciel à témoin de l’iniquité du sort et m’a beuglé dans l’appareil : « Tâchez de vous pointer avec une histoire valable si… » J’ai raccroché.
Mike m’attendait au studio. « Tu as eu Johnson ? » Je lui ai raconté notre conversation et il a éclaté de rire. « C’est vrai, ça ressemble à une histoire de fous. Mais si ceux dont nous avons besoin existent – et s’ils ne crachent pas sur l’argent – Johnson va nous les servir sur un plateau. C’est le Grand Accessoiriste du Matériel humain. »
J’ai lancé mon chapeau dans un coin de la pièce vide. « Je suis bien content d’en voir le bout. Tu as tout réglé ?
— Oui, tout. Les films sont en route, ainsi que nos notes. L’agence immobilière est prévenue qu’elle peut de nouveau disposer du local et les filles ont été payées. Avec une bonne prime. »
Je me suis ouvert une bouteille de bière. Mike avait déjà la sienne à la main. « Et les dossiers ? Et le bar ?
— Les dossiers vont être déposés dans un coffre à la banque mais je n’ai rien prévu pour le bar. »
La bière était fraîche. « On n’a qu’à le mettre dans une caisse et l’envoyer à Johnson. »
On a eu le même sourire. « Il va en avoir besoin. »
J’ai fait un signe de tête en direction de la machine.
« On la prend avec nous dans l’avion en bagage accompagné. »
Il a posé sur moi un regard inquisiteur. « Qu’est-ce que tu as ? La trouille ?
— Non, c’est l’impatience. Mais ça fait le même effet.
— Moi, c’est pareil. Nos fringues sont parties ce matin.
— Alors, on n’a même plus une chemise de rechange ?
— Non, plus une. Tout comme… »
J’ai terminé sa phrase : « … comme lors de notre premier voyage avec Ruth. Mais ce n’est pourtant pas pareil. » J’ai ouvert une autre bière.
« Bon, il n’y a pas autre chose que tu veuilles emporter ou un truc que j’aurais oublié de faire ?
— Non.
— Alors finissons-en. On va mettre ce dont on a besoin dans la voiture et on s’arrêtera au Courville Bar avant de gagner l’aéroport. »
Je ne comprenais pas. « Il reste encore de la bière.
— Oui, mais pas de champagne.
— Pigé. Ce que je peux être bête parfois ! Allons-y. »
Nous avons chargé la machine et le bar dans le coffre de la voiture et laissé les clés du studio à l’épicier du coin pour qu’il les remette à l’agence. Puis nous avons pris la route de l’aéroport via le Courville Bar. Ruth était en Californie, mais Joe avait du champagne. On a bien failli rater notre avion.
À Los Angeles, Marrs nous attendait. « Qu’est-ce qui se passe ? Depuis deux jours, Johnson ne tient plus en place.
— Il vous a dit pourquoi ?
— Oui, mais ça m’a paru complètement dingue. Au fait, il y a là deux journalistes. Vous avez quelque chose pour eux ?
— Non. Pas tout de suite. »
Dans le bureau de Johnson, l’accueil fut plutôt glacial. « Vaudra mieux ne pas m’en demander plus. Où voulez-vous que je dégote un type qui sache lire le chinois sur les lèvres ? Et le russe, d’ailleurs ? »
Nous nous sommes assis. « Bon, qu’avez-vous récolté ?
— À part la migraine ? »
Il m’a tendu un papier avec quelques noms.
« Et pour les faire venir, ça va prendre combien de temps ?
— Combien de temps ça va prendre ? Vous vous fichez de moi ? Suis-je votre bonne à tout faire ?
— Dans la pratique, oui. Cessez de jouer les imbéciles, Johnson. Des faits. »
En voyant la tête de son patron, Marrs n’a pu s’empêcher de pouffer.
« Il n’y a vraiment pas de quoi ricaner, espèce d’abruti ! »
Marrs a franchement éclaté de rire et j’en ai fait autant.
« Riez, riez. Je ne trouve pas ça drôle du tout, moi. Lorsque j’ai téléphoné à l’école pour sourds de Sacramento, ils m’ont raccroché au nez. Ils ont dû se dire qu’ils avaient affaire à un farceur. Mais passons… J’ai trois femmes et un homme sur ma liste. Leurs compétences couvrent l’anglais, le français, l’espagnol et l’allemand. Deux d’entre eux travaillent dans l’Est et j’attends toujours la réponse au télégramme que je leur ai envoyé. Sur les deux autres, j’ai une fille qui habite Pomona et l’autre qui est employée par l’école pour sourds de l’Arizona. Je n’ai pas pu faire mieux. »
Nous avons réfléchi un moment puis j’ai dit à Johnson. « Il faudra reprendre votre enquête par téléphone. Contacter chaque État s’il le faut. Et même l’étranger. »
Johnson fila un coup de pied dans le tiroir du bas de son bureau. « Et à quoi vont-ils vous servir, si j’ai la chance de les trouver ?
— Vous verrez bien. Expédiez déjà des billets d’avion à ceux que vous avez et dites-leur de prendre le premier vol. Nous parlerons sérieusement quand ils seront là. Je veux une salle de projection – pas la vôtre – et un huissier de justice assermenté. »
Cette fois, ce fut le monde entier qu’il prit à témoin.
« Vous pourrez nous toucher à tout moment au Commodore. »
Je me suis tourné vers Marrs : « Efforcez-vous de tenir les journalistes à distance pour un temps. Nous leur donnerons bientôt quelque chose à se mettre sous la dent. » Sur ces bonnes paroles, nous avons pris congé.
Johnson n’est jamais parvenu à trouver quelqu’un qui pût lire le grec sur les lèvres, personne du moins qui fût capable de nous donner une traduction anglaise. Le spécialiste en langue russe, il le dénicha en Pennsylvanie, à Ambridge, et celle dont les compétences couvraient les deux formes de la langue flamande, belge et hollandaise, vint de Leyde, aux Pays-Bas. À la dernière minute, notre stupéfiant homme de peine entendit parler d’une Coréenne qui travaillait à Seattle pour le compte du gouvernement chinois. Nous avions donc cinq femmes et deux hommes auxquels nous avons fait signer un contrat en béton établi par Samuels, qui se chargeait maintenant de tout l’aspect légal de nos entreprises.
Juste avant la signature, je me suis fendu d’un petit discours.
« Ce contrat, dans la mesure où nous avons pu nous en assurer, va exercer un contrôle étroit sur votre vie, tant privée que professionnelle, au cours de l’année qui vient, et peut-être même plus longtemps, puisqu’une clause nous autorise à le proroger d’un an si nous le jugeons nécessaire. Parlons franc. Vous serez chacun chez vous mais dans un appartement que nous vous procurerons. Nous subviendrons également à tous vos besoins. Toute tentative de communication avec l’extérieur non autorisée sera considérée comme une rupture de contrat. Est-ce bien clair ?
« Bien. Le travail que vous aurez à faire ne sera pas très difficile, mais son importance est capitale. Vous l’aurez vraisemblablement terminé d’ici trois mois, mais vous devrez rester à notre disposition pour vous rendre en n’importe quel lieu, à n’importe quel moment, tous frais payés cela va sans dire. Maître Sorenson, vous devez comprendre que ceci vous concerne également. »
Il marqua son accord d’un signe de tête.
« Nous vous avons choisis en fonction de vos références et de votre travail passé, mais nous continuerons à exercer sur vous une surveillance des plus strictes. Vous serez tenus de vérifier et de contresigner chaque page et peut-être chaque ligne des transcriptions que Maître Sorenson, ici présent, vous soumettra. Avez-vous des questions à poser ? »
Pas de questions. Ils allaient recevoir un salaire fabuleux et tenaient à s’en montrer dignes. Ils ont tous signé.
L’industrieux Johnson a mis un immeuble entier à notre disposition et nous avons consenti des honoraires exorbitants à une agence de détectives privés pour s’occuper de la cuisine, du nettoyage et de tous les travaux d’entretien. Nous avons exigé de nos experts qu’ils s’abstiennent de parler entre eux de ce qu’ils faisaient et tout spécialement en présence du personnel de service. Ils ont suivi nos instructions à la lettre.
Environ un mois plus tard, nous avons demandé à Johnson de réunir ses gars dans la salle de projection de son laboratoire. Nous y sommes allés avec une simple bobine.
« Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?
— L’explication de nos airs de conspirateurs. Pas la peine d’aller chercher votre projectionniste, je vais m’en occuper moi-même. Vous me direz ce que vous en pensez. »
Ils étaient tous excédés. « Je commence à en avoir ma claque de ces enfantillages », a dit Kessler.
En gagnant la cabine de projection, j’ai entendu Mike lui répondre : « Pas tant que moi. »
Pour un temps, je n’ai rien pu voir d’autre que les images projetées sur l’écran. Dès que la bande a été finie, je l’ai rembobinée puis je suis redescendu dans la salle.
« Avant d’aller plus loin, je vous demanderai de lire ceci. Il s’agit d’une transcription certifiée conforme de ce que nos spécialistes ont pu lire sur les lèvres des personnages que vous venez de voir. » J’ai remis à chacun un exemplaire des feuillets agrafés que j’avais apportés. « Les personnages en question ne sont pas des acteurs. Ce que vous venez de voir est, pour ainsi dire, une bande d’actualités ; le texte que vous avez sous les yeux vous apprendra de quoi ils parlaient. Lisez. Mike et moi avons dans la voiture autre chose que nous désirons vous montrer. À notre retour, vous aurez sans doute fini de lire. »
Mike est venu m’aider à sortir la machine du coffre et, à l’instant même où nous franchissions à nouveau le seuil de la salle, nous avons vu Kessler lancer son paquet de feuilles d’un geste rageur. Tandis qu’elles retombaient en voltigeant vers le sol, il s’est levé d’un bond.
« Qu’est-ce que c’est que tout ça ? » a-t-il hurlé. Nous ne lui avons pas accordé la moindre attention, pas plus qu’au déluge de questions dont nous accablaient les autres. Pas avant d’avoir branché la machine sur la prise la plus proche.
Mike m’a regardé. « Tu as une idée précise ? »
Je lui ai fait signe que non et j’ai dit à Johnson de la fermer. Mike a soulevé le couvercle et marqué un temps d’hésitation avant de manipuler les boutons. J’ai forcé Johnson à se rasseoir et je suis allé éteindre les lumières. Dans la pénombre, j’ai vu Johnson écarquiller les yeux sur un point situé au-delà de mon épaule puis pousser un cri. J’ai aussi entendu Bemstein jurer à mi-voix.
Et je me suis tourné pour voir ce que Mike leur montrait.
C’était impressionnant, je l’admets. Il était parti du toit du labo pour s’élever ensuite plus haut, toujours plus haut, jusqu’à ce que la ville de Los Angeles entière ne fût plus qu’un point minuscule sur une énorme portion de sphère dont les Rocheuses marquaient l’une des limites. Johnson s’agrippait à mon bras. Il me faisait mal.
« Mais… qu’est-ce que c’est… arrêtez ça ! »
Il hurlait. Mike a éteint la machine.
Tu peux te douter de ce qui s’est passé ensuite. Personne n’en croyait ses yeux, personne n’écoutait les patientes explications de Mike. Nous avons dû leur donner deux autres démonstrations des possibilités de la machine, dont une en remontant loin dans le passé de Kessler. Là, ils ont compris.
Marrs allumait cigarette sur cigarette. Bernstein ne cessait de retourner entre ses doigts fébriles son stylo plaqué-or. Johnson avait l’air d’un lion en cage et le gros Kessler, dans un mutisme total, fixait obstinément la machine. Johnson, lui, n’arrêtait pas de marmonner en faisant les cent pas. Soudain, il s’est planté devant Mike en lui agitant son poing sous le nez.
« Vous vous rendez compte de ce que vous avez là ? Pas la peine de tourner autour du pot… c’est un truc à foutre le monde à feu et à sang. Si j’avais su ça plus tôt…
— Ed, a supplié Mike. Viens parler à ce forcené. »
Je n’ai pas le souvenir exact des termes que j’ai employés, mais je ne crois pas que cela ait de l’importance. Je lui ai dit comment nous avions commencé, la façon dont nous avions mis sur pied notre projet et ce que nous comptions faire. Puis je lui ai expliqué l’idée maîtresse du film dont nous venions de leur montrer un extrait.
Je l’ai vu se rétracter comme s’il venait de poser la main sur un serpent. « Cette fois, vous ne vous en tirerez pas. Vous finirez au bout d’une corde… et encore, à condition de ne pas être massacrés par la foule avant.
— Croyez-vous que nous n’en ayons pas conscience ? Nous sommes prêts à prendre ce risque. »
Il a commencé à s’arracher ce qui lui restait de cheveux. Marrs est intervenu. « Laissez-moi leur parler. » Il nous a regardés droit dans les yeux.
« Répondez-moi franchement. Estimez-vous réellement pouvoir sortir un film pareil et mettre ensuite le nez dehors ? Avez-vous vraiment l’intention de présenter ce… ce truc au grand public ? »
J’ai hoché la tête. « Exactement.
— Et vous accepteriez de perdre à tout ce que vous avez obtenu précédemment ? »
Il était sérieux à faire peur. Moi aussi en l’occurrence. Il s’est tourné vers les autres : « Ce n’est pas une plaisanterie.
— Non, a crié Bemstein. On ne peut pas faire ça. »
Le ton est monté. Je me suis efforcé de les convaincre que nous avions adopté la seule marche à suivre.
« Dans quelle sorte de monde désirez-vous vivre ? Et même, désirez-vous réellement vivre ?
— Vous vous imaginez qu’il nous restera beaucoup de temps à vivre si nous sortons un film pareil ? a grogné Johnson. Si vous êtes dingues, moi pas. Je n’irai pas tresser la corde pour me pendre.
— Vous n’avez toujours pas compris pourquoi nous insistions tant pour garder l’entière responsabilité de la production et de la mise en scène au générique ? Vous ne ferez que ce pour quoi vous êtes payé. Je ne voudrais pas vous forcer la main mais, de notre collaboration, vous avez tous retiré une petite fortune. Allez-vous reculer maintenant que les choses sont un peu plus délicates ? »
Marrs a été le premier à céder. « Je ne sais pas si vous avez raison ou tort, si c’est vous qui êtes dingues ou si c’est moi, mais j’ai toujours dit qu’il fallait tout essayer dans la vie. Bernie ? »
Bernstein a fait preuve d’un cynisme tranquille. « Vous avez vu ce qui s’est passé pendant la dernière guerre. Peut-être ce film pourra empêcher… je ne sais pas en fait. Je ne sais vraiment pas… mais je m’en voudrais à mort de n’avoir pas essayé. J’en suis. »
Kessler ?
Il a secoué la tête. « C’est un jeu d’enfant ! Qui peut vouloir vivre à jamais ? Qui laisserait passer sa chance ? »
Johnson a levé les bras au ciel. « Espérons qu’ils nous mettront dans la même cellule. En route pour la catastrophe ! »
Et voilà !
Nous nous sommes attelés au travail dans un climat d’espoir et de confiance mutuelle. En quatre mois, nos experts avaient reconstitué les dialogues du film. Pas besoin de s’étendre sur leurs réactions : c’est de la dynamite que, jour après jour, ils dictaient à Sorenson. Pour leur bien, nous les avons constamment tenus dans l’ignorance de notre but final et, lorsque ce fut terminé, nous nous sommes empressés de leur faire passer la frontière. Johnson avait loué pour eux un petit ranch au Mexique. Plus tard, leur témoignage risquait de nous être précieux.
Tandis que les duplicateurs de pellicule tournaient à plein temps, Marrs n’a pas ménagé sa peine. La presse et la radio ont matraqué la nouvelle que, dans chaque grande métropole mondiale qui nous serait accessible, nous présenterions simultanément la première de notre nouveau film. Le dernier que nous aurions à réaliser, en fait. Le choix des termes suscita, comme on peut s’en douter, de nombreux commentaires et nous ne fîmes qu’attiser la curiosité en refusant de dévoiler le sujet à l’avance. De plus, Johnson avait si bien communiqué aux techniciens son propre enthousiasme – devenu délirant – que les plus fouineurs des journalistes ne purent tirer d’eux que de vagues suppositions. Pour la sortie du film, nous avions choisi un dimanche. Le lundi, la tempête se déchaîna.
Je me demande combien de copies de ce film subsistent encore aujourd’hui, combien ont échappé aux autodafés et aux confiscations. Nous y retracions deux guerres mondiales, et sous les angles les moins flatteurs, ceux qui n’avaient fait jusqu’à ce jour l’objet que de rares publications délibérément reléguées dans les recoins obscurs des bibliothèques. Nous montrions et nous nommions les fauteurs de guerre, les cyniques des hautes sphères qui apposaient leur signature, riaient aux éclats, proféraient des mensonges, les patriotes de salon qui se servaient de la gloire du front et de ses horreurs pour se planquer derrière un drapeau pendant que pour des millions d’êtres la vie prenait les couleurs de la mort. Ils étaient tous là, les traîtres, les nôtres et ceux d’en face, ces canailles à deux visages. Nos experts avaient accompli un travail remarquable. Pas la moindre incertitude dans le dialogue, pas la moindre reconstitution hasardeuse à partir d’archives incomplètes, mais les mots exacts qui avaient été prononcés, des mots d’une criante duplicité sous le déguisement du patriotisme.
À l’étranger, le film fut à peine projeté un jour entier. Le plus souvent, en représailles contre la censure qui leur était imposée, les foules déchaînées ravagèrent les salles de cinéma. (À tout hasard, Marrs avait dépensé des centaines de milliers de dollars en pots-de-vin pour que les censeurs omettent de faire passer le film en commission avant la première.) Lorsque cela se sut, bon nombre desdits censeurs furent passés par les armes sans jugement. Dans les Balkans, des révolutions éclatèrent et diverses ambassades furent dévastées par les foules en délire. Là où le film avait été saisi ou détruit, des versions écrites apparurent spontanément dans les cafés ou dans la rue. Les éditions sous le manteau franchirent allègrement les frontières pendant que les douaniers regardaient ailleurs. Une famille royale dut se réfugier en Suisse.
Ici, aux États-Unis, le film mena pendant deux semaines une carrière tambour battant, puis le gouvernement fédéral, sous la pression hystérique de la presse et de la radio, prit la décision sans précédent de fermer les salles où il était projeté « afin de promouvoir le bien commun, d’assurer la paix sociale et de préserver nos relations avec l’étranger ». Des rumeurs – il y eut même une émeute – se répandirent dans le Mkiwest et firent tache d’huile. Les autorités prirent conscience qu’il fallait faire quelque chose et le faire vite, si l’on ne voulait pas que tous les gouvernements du monde s’effondrent sous leur propre poids.
Nous étions au Mexique, dans le ranch que Johnson avait loué pour nos lecteurs sur lèvres. Pendant qu’il faisait les cent pas en mâchonnant nerveusement son cigare, nous avons écouté à la radio le communiqué spécial du ministre de l’Intérieur :
« … en outre, un message a été transmis aujourd’hui au gouvernement des États-Unis du Mexique. En voici la teneur : Le gouvernement des États-Unis d’Amérique requiert l’arrestation immédiate et l’extradition des personnes suivantes :
« Edward Joseph Lefkowicz, dit Lefko. » Tête de liste. Même un poisson ne s’attire pas d’ennuis tant qu’il n’ouvre pas sa gueule.
« Miguel José Zapata Laviada. » Mike s’est croisé les jambes.
« Edward Lee Johnson. » Il a jeté son cigare par terre et s’est laissé tomber dans un fauteuil.
« Robert Chester Marrs. » Il s’est allumé une autre cigarette et son visage s’est crispé.
« Benjamin Lionel Bemstein. » Il a esquissé un drôle de sourire et a fermé les yeux.
« Cari Wilhelm Kessler. » Ricanement.
« Les susnommés font l’objet d’un mandat d’amener délivré par le gouvernement des États-Unis d’Amérique et auront à répondre devant le tribunal des chefs d’accusation suivants : association de malfaiteurs, incitation à l’émeute, haute trahison… »
J’ai éteint la radio et, sans m’adresser à personne en particulier, j’ai fait : « Alors ? »
Bernstein a rouvert les yeux. « Les Rurales ne sont sans doute plus très loin. On ferait aussi bien d’aller nous-mêmes affronter les feux de la rampe. » Nous avons passé la frontière à Juarez. Le F. B. I. nous y attendait.
Je crois que toutes les chaînes de journaux, toutes les radios du monde ont retransmis notre procès. Nous avons même eu les honneurs de la toute nouvelle et imparfaite chaîne de télévision. On nous a refusé le droit de voir quiconque en dehors de notre avocat, Samuels, qui, accouru par avion de la côte ouest, a quand même dû poireauter plus d’une semaine avant de pouvoir franchir le cordon de nos gardes. Il nous a dit de ne surtout pas répondre aux journalistes s’ils avaient la chance d’arriver jusqu’à nous.
« Vous n’avez donc pas lu les journaux ? Ça vaut peut-être mieux… Comment avez-vous pu vous flanquer dans un merdier pareil ? Vraiment, ce n’est pas raisonnable. »
Je lui ai tout expliqué.
Il en est resté comme deux ronds de flan. « Vous êtes dingues ? »
Il n’a pas été facile à convaincre. Nous avons dû nous y mettre tous, et seul le parfait recoupement entre nos versions respectives des faits a pu l’amener à croire en l’existence de la machine. (Il lui fallait s’entretenir avec chacun de nous séparément, car nous étions au secret.) Lorsqu’il est revenu me voir, il était incapable d’aligner deux pensées cohérentes.
« Et vous appelez ça un système de défense ? »
J’ai secoué la tête. « Oh ! je sais bien, si l’on voit les choses sous un certain angle, nous sommes coupables de tous les crimes imaginables. Mais si l’on adopte un point de vue différent… »
Il s’est levé. « Écoutez, ce n’est pas d’un avocat que vous avez besoin, c’est d’un docteur. Je reviendrai vous voir plus tard. Avant de faire quoi que ce soit, j’ai besoin d’avoir une vision plus nette des choses.
— Rasseyez-vous. Qu’est-ce que vous penseriez de ça ? » Et je lui ai grosso modo expliqué ce que j’avais en tête.
« Je pense… non, je ne sais pas ce que j’en pense… Je ne sais pas. Nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, j’ai surtout besoin de prendre l’air. » Et il m’a quitté.
Ce procès, comme la plupart, s’est ouvert sur l’habituel exposé, noirci, de la réputation des prévenus. (Les victimes de notre chantage des débuts avaient depuis longtemps récupéré leur argent. Ils ont eu assez de bon sens pour ne pas se manifester. On leur avait d’ailleurs vaguement fait savoir qu’un ou deux négatifs pouvaient encore traîner dans des dossiers. Circonstance aggravante ? Certes.) Avec le plus grand intérêt, nous avons écouté, dans cette vaste salle à colonnes, une histoire des plus lamentables.
Ayant prémédité notre crime avec perversité, nous avions diffamé au-delà de toute réhabilitation possible de nobles personnalités qui avaient consacré avec abnégation leur existence au bien public, nous avions mis en péril de traditionnelles relations d’amitié entre les peuples en présentant de façon mensongère des événements qui n’étaient que fabulation. Nous avions raillé le courageux sacrifice de ceux qui étaient morts au champ d’honneur et irrémédiablement jeté le doute dans l’esprit de chacun. Tout nouveau chef d’accusation, tout nouveau trait qui nous était décoché, se voyait ratifié par le murmure approbateur et solennel d’une salle bondée de notables. Le procès avait été transféré d’une salle d’audience ordinaire au palais de justice, où se pressaient hauts dignitaires civils ou militaires et observateurs délégués par les gouvernements du monde entier. Seuls les membres du Congrès appartenant aux États de l’Union les plus influents ou disposant des voix les plus nombreuses purent étrenner les bancs disposés pour l’occasion. Comme tu vois, ce fut devant une assistance franchement hostile que Samuels vint à la barre. Toute la nuit, dans la suite gardée où l’on nous avait transférés pour la durée du procès, nous avions travaillé à mettre au point notre défense. Samuels possédait l’humour mordant de ceux qui savent leur cause gagnée d’avance. Je suis sûr que ça lui procurait un plaisir intense d’affronter cette foule bardée de médailles en sachant quelle bombe il allait jeter dans leurs rangs. C’était un bon soldat.
« Selon nous, il n’y a qu’une seule forme de défense possible, une seule forme de défense nécessaire. Nous avons renoncé, sans préjudice de nos droits, à demander, comme la Constitution nous y autorise, un jugement par jury populaire9. Nous irons droit au but.
« Vous avez tous vu le film incriminé. Peut-être avez-vous remarqué la surprenante ressemblance des acteurs avec les personnages qu’ils interprétaient. Peut-être avez-vous également été sensibles à l’extraordinaire vraisemblance de la mise en scène. Mais je reviendrai plus tard sur ces points. Auparavant, notre premier témoin va, je crois, définir sur quel mode nous comptons réfuter les allégations de l’accusation. »
Il a fait venir le premier témoin à la barre.
« Votre nom, s’il vous plaît ?
— Mercedes Maria Gomez.
— Veuillez répéter un peu plus fort ?
— Mercedes Maria Gomez.
— Profession ?
— Jusqu’en mars dernier, j’étais enseignante à l’école pour sourds de l’Arizona. J’ai alors demandé une mise en disponibilité, que j’ai obtenue, et je suis à présent sous contrat personnel avec Mr. Lefko.
— Si vous pouvez voir Mr. Lefko dans cette salle, mademoiselle… madame…
— Mademoiselle.
— Merci. Donc, si Mr. Lefko est présent dans la salle, veuillez le désigner du doigt. Je vous remercie. Pourriez-vous maintenant nous expliquer quelles étaient vos fonctions dans cet établissement d’enseignement de l’Arizona ?
— J’apprenais à parler à des enfants sourds de naissance. Et je leur apprenais aussi à lire sur les lèvres.
— Vous-même êtes donc en mesure de lire sur les lèvres, mademoiselle Gomez.
— Je suis totalement sourde depuis l’âge de quinze ans.
— N’y a-t-il que l’anglais que vous puissiez lire sur les lèvres ?
— L’anglais et l’espagnol. Nous… nous avons bon nombre d’élèves d’origine mexicaine. »
Samuels a demandé un interprète de langue espagnole et, dans les derniers rangs, un officier s’est aussitôt porté volontaire. Son ambassadeur a confirmé son identité.
« Voulez-vous venir prendre ce livre et l’emporter au fond de la salle, mon lieutenant », a dit Samuels avant de se tourner vers la cour : « Si l’accusation désire examiner ce livre, elle pourra constater qu’il s’agit d’une édition espagnole de la Sainte Bible. » L’accusation jugea l’examen inutile.
« Mon lieutenant, je vous demanderai maintenant d’ouvrir cette Bible au hasard et de lire à haute voix. »
L’officier ouvrit l’épais volume au milieu et commença de lire. En dépit du silence qui régnait dans l’assistance, les juges durent tendre l’oreille. On n’entendait pratiquement rien de ce que l’officier lisait à l’autre bout de la salle.
« Mademoiselle Gomez, voulez-vous prendre ces jumelles et répéter à la cour ce que dit cet officier. » Elle prit les jumelles que Samuels lui tendait et les régla sur le lieutenant qui avait cessé de lire et attendait. « Je suis prête, dit-elle.
— Reprenez votre lecture, mon lieutenant. »
Il s’est remis à lire et le témoin Gomez a répété à haute voix, sans paraître hésiter le moins du monde, un paragraphe entier. Lequel, je n’en sais rien : je ne comprends pas l’espagnol. L’officier a continué de lire pendant une ou deux minutes.
« Je vous remercie, mon lieutenant. Et vous aussi, mademoiselle Gomez. Pardonnez-moi, mon lieutenant, mais il est attesté que certaines personnes connaissent par cœur de larges portions de la Bible, aussi n’auriez-vous pas sur vous quelque écrit dont Mlle Gomez ne saurait en aucun cas connaître le contenu ? » Oui, l’officier avait quelque chose qui devrait faire l’affaire. « Voulez-vous bien lire cet écrit dans les mêmes conditions que précédemment ; et vous, mademoiselle Gomez… »
Elle répéta ce que récitait l’officier, qui s’approcha ensuite pour écouter le greffier lire ce qu’il avait pris en note.
« C’est bien le texte que j’ai lu », a confirmé le lieutenant.
Samuels a demandé à Mlle Gomez de se tourner vers la table réservée à l’accusation. Celle-ci l’a soumise à des tests supplémentaires qui n’ont fait qu’attester sa qualification d’interprète et de lectrice sur lèvres en anglais et en espagnol.
Coup sur coup, Samuels a fait passer à la barre tous nos lecteurs sur lèvres et, coup sur coup, ils ont fait preuve d’aptitudes similaires à celles de Mlle Gomez, chacun dans sa langue spécifique. Le Russe d’Ambridge s’est aimablement proposé pour traduire dans son anglais folklorique n’importe quelle autre langue slave, ce qui a réussi à faire naître quelques sourires dans les rangs de la presse. Les juges étaient convaincus mais ne voyaient pas où la défense voulait en venir. Rayonnant de satisfaction et de confiance en soi, Samuels fit face aux magistrats.
« Grâce à l’indulgence du tribunal, et en dépit des efforts de nos distingués confrères de l’accusation, nous sommes parvenus à démontrer l’efficacité surprenante de la lecture sur lèvres, et de ces lecteurs en particulier. » L’un des juges, l’air absent, marqua son accord par un signe de tête. « Notre argumentation se fondera donc sur cet élément, et sur un autre dont nous avons jusqu’à présent jugé nécessaire de dissimuler la nature. Le film en question, loin d’être une fiction représentant des événements d’une authenticité plus ou moins douteuse, est en réalité un document dont chaque scène a été jouée, non par des acteurs chevronnés, mais par les personnages représentés. Chaque mètre, chaque centimètre de ce film n’était nullement le résultat d’une soigneuse reconstitution en studio, mais celui d’un montage de bandes d’actualités – si je puis dire – conçu sous la forme d’un récit. »
Par-dessus les murmures de surprise qui couraient dans la salle, nous avons entendu surgir des bancs de l’accusation : « C’est ridicule. Aucune bande d’actualité n’a jamais… »
Sourd à toute objection, indifférent au tumulte, Samuels me fit venir à la barre. Passé les usuelles questions préliminaires, je fus autorisé à exposer mon point de vue. Hostile au début, le tribunal finit par s’intéresser suffisamment à mes propos pour rejeter les objections qui fusaient du côté de l’accusation. J’ai senti que deux magistrats pour le moins, s’ils n’étaient pas ouvertement favorables, me prêtaient tout de même une attention sympathique. Autant que je m’en souvienne, j’ai retracé les étapes de notre démarche au cours des années passées, puis j’ai conclu à peu près ainsi :
« J’en viens maintenant à expliquer pour quel motif nous avons joué nos cartes de cette manière. Tout d’abord, ni Mr. Laviada ni moi-même n’avons jamais pu nous résoudre à détruire cette invention, de peur d’être accusés d’avoir voulu entraver la marche du progrès. Mais nous ne voulions nullement – et nous ne voulons toujours pas – que ce secret – en admettant qu’il soit possible de le garder – reste notre privilège exclusif ou celui d’un groupe limité d’individus. En ce qui concerne l’autre possibilité qui s’offrait à nous… » Je me suis tourné vers le juge Bronson, bien connu pour ses opinions libérales. « … tout le monde sait que, depuis la dernière guerre, la recherche atomique a été placée sous le contrôle théorique d’une commission composée de civils, mais sous la direction et la protection effectives de l’Armée de terre et de la Marine. Cette “direction” et cette “protection”, comme l’attesterait avec joie n’importe quel physicien compétent, ne sont rien d’autre qu’un euphémisme recouvrant des modes de pensée archaïques, une ignorance crasse et bon nombre de vieilles rancœurs. Nous estimons quant à nous que ce pays ou tout autre pays qui commettrait l’erreur de placer sa confiance dans les rigides systèmes engendrés par la mentalité militaire se verrait irrémédiablement dépassé par le cours naturel du progrès et des découvertes scientifiques concernant l’énergie nucléaire et les domaines connexes.
« Nous étions et nous sommes toujours convaincus que laisser filtrer le moindre renseignement sur les possibilités offertes par l’invention de Mr. Laviada aurait signifié, dans l’état actuel des choses, la confiscation immédiate de la machine ou, du moins, l’obligation de la placer sous la prétendre protection d’un brevet. Or, Mr. Laviada n’a jamais déposé de demande de brevet et ne compte pas le faire. Nous sommes tous deux d’accord pour penser qu’une telle découverte ne peut être la propriété d’un individu, d’un groupe, d’un corps constitué ou même d’une nation, qu’elle appartient en fait au monde entier et à l’ensemble de ceux qui y vivent.
« Nous savons – et nous avons le plus grand désir de le prouver – que les affaires, tant extérieures qu’intérieures, de ce pays – mais aussi de tout autre pays – sont influencées si ce n’est contrôlées par un groupe occulte qui pervertit théories politiques et sens de la vie humaine pour arriver à ses propres fins. »
Un silence de mauvais augure s’était abattu sur le tribunal. Un silence épais, qui puait la méfiance et la haine.
« Les traités secrets par exemple, mais aussi la propagande perverse et mensongère, en exerçant leur emprise sur les passions, ont trop longtemps poussé les hommes à se haïr. Des voleurs couverts de fausse gloire et de vrais honneurs se sont trop longtemps maintenus à des postes dont ils étaient indignes. La machine de Mr. Laviada nous donne une chance d’abolir à jamais mensonge et tricherie. Cette chance, il faut la saisir si nous ne voulons pas voir la guerre atomique ravager cette planète.
« Tous nos films, nous les avons réalisés avec cet objectif en vue. Il nous fallait d’abord conquérir richesse et notoriété pour être à même d’exposer devant une audience internationale ce que nous savions être la vérité. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir. C’est maintenant à la cour de reprendre le fardeau là où nous l’avons laissé. Nous ne sommes coupables ni de trahison, ni d’avoir voulu duper quiconque, nous ne sommes coupables de rien si ce n’est d’une sincère et profonde intention humanitaire. Mr. Laviada souhaitait me voir proclamer devant la cour et devant le monde entier que s’il n’a pas, jusqu’à ce jour, livré son invention à l’humanité pour qu’elle en use à sa guise, c’est qu’il était dans l’incapacité totale de le faire. »
Le tribunal avait les yeux fixés sur moi. Les délégués des nations étrangères étaient tous sur le bord de leur siège, impatients de voir les juges donner l’ordre de nous fusiller sans autre forme de procès. Les journalistes menaient avec leur stylo une course contre la montre. J’avais la gorge sèche. Le discours que Samuels m’avait fait répéter la veille était une puissante médecine. Quel allait être son résultat ?
Samuels s’est glissé par la brèche. « Maintenant, si le tribunal le permet, je dirai que les révélations de Mr. Lefko sont pour le moins surprenantes. Surprenantes, certes, mais sans nul doute sincères et sans nul doute susceptibles ou non d’être étayées par une preuve. Or, cette preuve existe !
À grands pas, il a gagné la porte de la petite salle de conférence adjacente qui nous avait été assignée. Des centaines d’yeux le suivirent. J’en ai profité pour regagner ma place et attendre la suite. Lorsqu’il est ressorti en poussant devant lui la machine, Mike s’est levé. Puis j’ai entendu le murmure de déception qui courait dans la foule pendant que Samuels amenait la machine jusque devant les juges.
Il s’est ensuite effacé pour laisser les gens de la télévision braquer leurs caméras aux longs groins sur la pièce à conviction. « Mr. Laviada et Mr. Lefko vont vous montrer… je présume que l’accusation n’y verra pas d’objection. » Il les mettait au défi.
L’un des avocats de l’accusation s’est levé, a ouvert la bouche puis s’est rassis. Autour de lui, les têtes se sont penchées pour des conciliabules. Samuels avait un œil sur les juges et l’autre sur l’assistance.
« S’il plaît à la cour, nous aurions besoin d’un peu d’espace. L’huissier aurait-il l’obligeance… oui, merci. »
On déplaça tables et chaises avec force grincements. Samuels est resté un moment immobile, cible de tous les regards, avant de regagner le banc de la défense. « Mr. Lefko ? » Une courbette polie, et il s’est assis.
D’un coup tous les regards étaient sur moi, puis sur Mike lorsqu’il s’est dirigé vers la machine. Il est resté debout là, sans rien dire. Je me suis éclairci la gorge, puis je me suis adressé directement au tribunal, comme si je ne voyais pas la horde de micros pédonculés tendus vers mes lèvres.
« Juge Bronson ? »
Il m’a bien regardé, puis il a jeté un coup d’œil vers Mike. « Oui, Mr. Lefko ?
— Vous êtes connu comme un homme exempt de préjugés. » Il a froncé les sourcils et les coins de sa bouche sont retombés. « Je vous demande simplement d’attester que nous n’avons recours à nul truquage ou autre tour de passe-passe. » Il a médité ça, puis a hoché la tête. L’accusation a voulu faire objection mais, sur un signe du juge, elle a dû se rasseoir. « Veuillez me dire où vous vous trouviez à une date de votre choix. N’importe quel lieu conviendra, du moment que vous êtes en mesure de vérifier qu’il ne s’y trouvait nulle caméra dissimulée, nul observateur indiscret. »
Il s’est de nouveau accordé un temps de réflexion. Des secondes. Des minutes. La tension montait, j’ai eu l’impression d’avaler une bouffée de poussière. Puis il a dit d’une voix tranquille : « 1918. Le 11 novembre. » Mike m’a murmuré quelque chose et j’ai demandé : « À un moment précis de la journée ? »
Le juge Bronson a regardé Mike. « Onze heures précises. À l’instant même où l’on a signé l’armistice. » Il a marqué une pause et a poursuivi : « Près des chutes du Niagara. Niagara Falls, New York. »
J’ai entendu les curseurs cliqueter sur les cadrans. Mike s’est encore une fois penché vers moi pour me parler à l’oreille. « Il est nécessaire d’éteindre les lumières », ai-je dit. L’huissier s’est levé. « Votre Honneur, je vous demanderai de regarder le mur de gauche, ou du moins dans cette direction. Je crois que si le juge Kessel se tournait légèrement… Nous sommes prêts. »
Les yeux du juge Bronson sont allés vers moi, puis vers le mur de gauche. « Prêt. »
Au-dessus de nos têtes, les lumières ont clignoté puis se sont éteintes. Les types de la télé n’étaient pas contents. J’ai posé la main sur l’épaule de Mike. « Vas-y ! Fais-leur voir ! »
Nous avons tous en nous un goût profond pour la mise en scène, et Mike ne fait pas exception. Surgie de nulle part, une cascade figée se déversa soudain dans les ténèbres. Je crois t’avoir dit que je n’avais jamais pu vaincre le vertige. Peu de gens y parviennent. J’ai entendu des cris lorsque nous avons commencé de plonger, plonger, jusqu’à nous immobiliser à quelques centimètres de la cataracte silencieuse. Mike, ai-je compris, avait arrêté le temps sur onze heures précises. Il a déplacé la vision vers la rive américaine puis, lentement, il est remonté au bord du plan d’eau. Il y avait là quelques touristes, figés dans des attitudes presque comiques. Il y avait de la neige sur le sol et des flocons dans l’air. L’immobilité du temps était contagieuse. Les cœurs se ralentirent.
« Arrêtez ! » a crié Bronson.
Un couple. Des jeunes gens. Elle en jupe longue et lui avec une veste de l’Armée au col étroitement boutonné et une vareuse kaki sur le bras. Ils étaient enlacés. Dans l’obscurité, j’ai entendu le frottement de la manche de Mike sur la console. La jeune femme sanglotait à présent, et le soldat souriait. Elle s’est détournée de lui et, avec douceur, il lui a pris le visage entre les mains pour qu’elle le regarde de nouveau. Un autre couple s’est approché et les a entraînés dans une farandole éperdue.
« Ça suffit », a dit Bronson d’une voix rauque.
La vision s’est brouillée pendant quelques secondes.
Washington. La Maison-Blanche. Le Président. Un toussotement a résonné comme une petite déflagration. Le Président regardait la télévision. Il s’est levé en sursaut. Pour la première fois depuis le début du procès, Mike a parlé.
« C’est le président des États-Unis. Il est en train de suivre la retransmission directe du procès sur son petit écran. Il entend ce que je dis et il se voit, grâce à la machine, une seconde auparavant.
Le Président a entendu ces mots fatidiques et, avec raideur, il a inconsciemment regardé autour de lui. Ses yeux sont revenus vers l’écran et il s’est vu répéter le même geste. Lentement, comme par réflexe, sa main s’est tendue vers le bouton de son récepteur.
« N’éteignez pas votre poste, monsieur le Président. » Mike avait parlé d’un ton sec, à la limite de l’impolitesse. « Vous devez m’écouter, vous et tous ceux qui vivent sur cette planète. Vous devez comprendre !
« Nous n’avions pas l’intention d’en arriver là mais il ne nous reste plus que cet ultime recours : faire appel à vous, à vous et à l’ensemble des peuples de ce monde tordu. » Le Président donnait l’impression d’être une statue de bronze. « Vous devez voir, vous devez comprendre, que vous avez entre vos mains le pouvoir d’empêcher que des guerres n’ayant d’autre origine que la rapacité de certains ne se trament dans l’ombre et ne viennent spolier l’homme de sa jeunesse, de son âge mûr, de ce qui lui est cher. » Puis sa voix s’est radoucie, s’est faite suppliante. « C’est tout ce que j’avais à dire. C’est tout ce que nous souhaitons, tout ce que quiconque a jamais pu souhaiter. » Le Président, toujours immobile, s’est fondu dans l’ombre. « Lumière, s’il vous plaît. » Presque aussitôt, l’audience a été suspendue. Cela se passait il y a plus d’un mois.
On nous a confisqué la machine et nous avons été placés sous surveillance militaire. C’est probablement aussi bien que nous soyons gardés. Nous croyons savoir que des foules lyncheuses n’ont pu être dispersées qu’à un ou deux blocs d’immeubles de l’endroit où nous sommes. La semaine dernière, nous avons vu un fanatique aux cheveux blancs nous crier quelque chose depuis la rue. Nous étions trop loin pour saisir ce qu’il hurlait, mais le vent nous a porté quelques qualificatifs de choix : « Démons ! Antéchrists ! Blasphème contre la Bible ! Blasphème contre ceci ! contre cela ! » Il s’en trouve sûrement dans cette ville qui souhaiteraient faire un grand feu de joie pour nous renvoyer aux flammes dont nous sommes issus. Je me demande ce que les différents groupes religieux vont faire, maintenant qu’ils sont en mesure de connaître la vérité ? Y a-t-il des gens qui sachent lire sur les lèvres l’araméen, le latin ou le copte ? Un miracle mécanique est-il toujours un miracle ?